[D'UN TROU À UN AUTRE]
- Tata Lili
- 25 oct. 2024
- 10 min de lecture
Mais. C'est fou.

À peine arrivé à la ferme du Moulin de Vignasse, je suis accueilli par les grands yeux bleus de Clément. Il me semble le connaître, mon regard miroite son air surpris.
Alors réside en moi un sentiment de « déjà vu », familier, positif.
Autour d'un café et d'une grande table de ferme, je prends cette place sur ce banc en bois qui deviendra mon siège attitré. Sur ma droite se trouvent deux autres Wwoofeuses, et en face de moi, il y a Julie et Clément, les chef.fes des lieux. Toutes et tous sont au petit déjeuner, ils ont déjà travaillé, il est 10 h 30. Le travail matinal est à moitié achevé.
C'est à cette heure-ci que le rassemblement entre les responsables et les bénévoles se fait pour évaluer les tâches qu'ils restent à faire avant le repas de midi.
Rapidement, on s'intéresse les uns aux autres. On se rend compte que Clément et moi avions habité dans le même village, en Lorraine. Quelle coïncidence de le retrouver ici dans le Tarn-et-Garonne, à plus de 1000 km de nos origines. D'un trou perdu à un autre.
Il m'a fallu plusieurs jours avant de m'en remettre. Certaines personnes digèrent ce genre d'info comme une anecdote rigolote à raconter autour de soi. Pour ma part, c'était une indigestion, une remise en question, une chronologie de vie qui défile dans ma tête. Sérieusement, j'ai passé trois jours à répéter à voix haute : « Mais c'est fou, non ? »
Le déménagement dans le Sud, moi, je ne l'ai pas choisi. Contrairement à Julie et Clément qui, dans la joie de leurs projets communs, sont venus s'implanter ici il y a 5 ans.
Adolescente, j'avais simplement suivi mes parents. Mes rêves d'enfance remontent alors à la surface. Ai-je été fidèle à l'enfant que j'étais ? Comment étais-je la dernière fois que Clément m'a vu ? C'était il y a pile 20 ans alors… De l'eau a coulé sous les ponts depuis.
Des souvenirs remontent. L'odeur des orchidées sauvages, celle des écorces du vieux pommier dans lequel ont joués, l'électricité statique de cette grosse télé, les petites mains chaudes et moites de mes ami.es, les pulls qui grattent de mon papa, la forte respiration de ma chienne et son haleine, le bruit du scooter débridé de mon grand frère, les « yeux qui fâchent » de ma mère, les siestes dans l'herbe, les secrets entre sœurs, le patin à glace sur un bout de rivière gelée, les sorties scolaires dans la foret, les fêtes de village, les...Une fièvre mélancolique arrive en images.
DIAPORAMA => Photos d'album de famille à Arnaville.
Quand bien même, après quelques boucles dans ma tête, je décidais d'y voir un signe.
Il y a des messages que la vie nous envoie constamment. Parfois ce sont des moments, quelques fois des chiffres, des lieux, des odeurs, des « déjà vu » et d'autres, plus précieusement, sont des personnes. Il y a des synchronicités.
La première fois que je suis arrivé à Saint-Antonin-Noble-Val il y a quelques années, cela m'avait rappelé Arnaville. Pendant longtemps et inconsciemment, j'ai cherché une place me rappelant celle de mes origines. Les voyages, les déménagements, les gens, les activités associatives ; rien ne me satisfaisait assez pour retrouver ce sentiment de me sentir chez moi. Ce n'est pas un hasard si je reviens souvent dans le secteur.
Retrouver un villageois d'Arnaville ici m'a convaincu que j'étais sur la bonne voie, la bonne route à prendre. C'est ça, le signe que j'ai choisi d'écouté.
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La première semaine en wwoofing dans cette ferme était incroyable.
Avec les autres filles, on s'est très bien entendu et nous sommes même devenus complices. Nous partageons les mêmes valeurs, et nos énergies ensemble sont une force. J'avais l'impression d'être 24 h/24 avec mes meilleures amies.
D'ailleurs, j'ai du mal à croire que l'on n'est passé qu'une seule semaine ensemble. On a vécu un bonheur si court et intense, que le temps s'est allongé.
Le wwoffing, c'est au moins 5 heures de travail par jour, soit une matinée ici. Si on veut, on peut travailler plus, mais ce n'est pas imposable.
Comme Océane et Pauline n'étaient là qu'une semaine, je leur ai laissé faire les activités les plus alléchantes. La traite, la confection des fromages de chèvre, faire de la vente sur le marché, j'avais hâte à mon tour d'y aller !

Océane

Pauline
De mon côté, je tente de me perfectionné en nourrissage des chevreaux, des chevrettes, des chèvres et des boucs. Et je suis devenu maître en lancé de bâton pour Border Collie toqué (de très bonne compagnie).

Spoon & Tips
C'est physique, le chaptel est plus important qu'à Vaour (voir articles bottes neuves - 2). Tout cela sous l'œil attentif et la parole pédagogue de Clément.
De la bonne fatigue. Avec les filles, on n’a pas arrêté !
On n’a pas arrêté de chanter, de danser, de se baigner, de manger, de visiter des lieux, de déconner, de faire des jeux de mots et de se dire des jolis mots.
Et bien sur, de travailler ensemble ! C'est chouette de s'entendre aussi bien et rapidement avec des êtres humains. C'est précieux. Spécialement lorsqu'on est loin de chez soi et de son confort. D'ailleurs, ce « genre » de complicité, je ne l'ai croisé que dans mes voyages.
Je viens de réaliser en l'écrivant que c'est une des raisons pour laquelle j'aime voyager.
On était constamment des enfants, des enfants devenu grands.
Session Mölky, bagarre, gymnastique et photos prises par Clément, Pauline et moi même.
Sur plusieurs jours, on a appris à poser une clôture avec Clément. Toutes les trois, nous n'avions jamais fait cela. Le bricolage, je le tâtonne. Mon père était bricoleur, mais il ne m'a jamais appris à utiliser une tronçonneuse. J'ai dû tout réapprendre et arriver à me défaire des réflexes qu'on intériorise en tant que femme. Il faut arriver à s'affranchir de siècles d'éducation. Grâce à la bienveillance de Clément, qui est un homme que je trouve déjà « déconstruit », nous avons gagné en confiance sur un terrain où nous ne sommes habituellement pas les bienvenus.
C'est d'ailleurs lui qui nous a proposé cette activité sans lever l'ombre d'un sourcil.
C'est à ce moment-là que le pire de moi-même peut ressortir. Mon point noir, qui est aussi celui de Pauline, c'est de ne pas arriver à faire les choses correctement ou bien de ne pas finir le travail demandé.
On a mis tellement de temps à faire ce « PUTIIN D'ENCLOOS DE MERRDE !!! ».
Oui, oui, c'est ce que j'ai crié dans un bel écho de vallée avec une voix imitant celle de Golum… Parce qu’on était frustré, mais l’ambiance était bonne.
Être soi-même avec les autres, être en position de faiblesse face à notre égo ; C'est comme cela aussi que l'on se déconstruit.
Oui, oui, je sais, on apprend, on n’est pas payé, nous sommes bénévoles. Mais enfin, on a conscience qu'on ne veut pas ralentir le temps si précieux d'une ferme, juste parce qu'on ne sait pas utiliser un outil correctement. En fait, on aime se rendre utile. Mais pour l'être réellement un jour, il faut accepter de l'être moins un autre jour. C'est difficile à avaler, et il n'y a pas que dans le bricolage que je me perfectionne. J'apprends tous les jours sur moi-même et ma manière de gérer des situations qui me sont inconfortables.
Ceci dit, je ne suis pas peu fière de moi, car il est déjà derrière moi le temps où je disais : « C'est pas pour moi », « je me sens nulle », « j'y arriverai pas ». Vive le féminisme, ce mouvement qui a joué un rôle important dans ma vie. Ce mouvement que Pauline, Océane, Julie et Clément connaissent bien.
Des posters, des stickers, des livres, des paroles et des actes militants féministes et écologistes suent partout dans ce moulin. C'est plaisant. Sur leur temps « libre », Clément et Julie sont présents dans la politique paysanne. Elle, est présidente de l'ADEAR (Association pour le développement de l'emploi agricole et rural) du Tarn-et-Garonne (je suis quand même sacrément bien tombé). Et lui est porte-parole de la Confédération paysanne du Tarn-et-Garonne. Ils se sont bien trouvés ces deux louveteaux. Des complémentarités respirent dans leurs couples, bien qu'ils aient vécu des moments complexes à la ferme. Leur résilience est inspirante.

Julie & Clément . Photo originaire de la page facebook "La Ferme du Moulin de Vignasse".
Bien plus tard, grâce à Julie, j'ai pu suivre une formation avec l'ADEAR qui s'intitule « De l'idée au projet ». Si toi aussi tu veux te lancer, que tu es en reconversion professionnelle agricole, je te recommande vivement ce stage très formateur.
« Julie Goetghebeur exprime que l’ADEAR accompagne chaque année 80 porteurs de projets qui veulent s’installer comme paysans dans notre département. » Ces personnes, souvent non issues du milieu agricole, que certains appellent aussi néoruraux, ont besoin d’un accompagnement spécifique. Il représente aujourd’hui 25 % des installations agricoles. En Tarn et Garonne, nous subissons le plus bas taux de renouvellement des générations de l’Occitanie. Pourtant, alors que la demande d’accompagnement des porteurs de projets augmente, les financements de la Région n’ont pas bougé sur l’aide à l’installation depuis plusieurs années. Cela a pour conséquence un arrêt des accompagnements alors que la demande existe…
Si nous ne voulons pas finir comme certains pays où les multinationales détiennent la quasi totalité des terres agricoles, il est grand temps de valoriser et d’aider les petites fermes à taille humaine qui sont plus facilement transmissibles, font vivre nos territoires ruraux, créent de l’emploi et prennent soin de notre environnement. Souvent, dans ces petites fermes, certains sont considérés comme des sous-citoyens, les cotisants solidaires qui représentent 16 % de nos paysans dans le Tarn et Garonne. Ils n’ont souvent pas assez de terres pour avoir droit au titre de « chef d’exploitation » et ils n’ont même pas le droit de vote aux élections de la chambre d’agriculture. »
– Article Le petit journal 82, le 24 février 2024 –

De la culture, du savoir, de la technique et de la bienveillance. Qu'est-ce que c'est agréable de discuter avec des personnes qui savent argumenter et qui défendent leurs valeurs. Qui écoute tout de même celles et ceux qui ne savent pas ou peu, sans étaler leur connaissance à la tronche (bien que cela soit tentant).
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Les semaines suivantes, j'étais la seule wwoofeuse. J'étais triste qu'elles repartent à l'autre bout de la France, les petites biloutes. À partir de leur départ, je me suis mis en mode « bosseuse », il me faut la rouler cette bosse, haha.

Les meufs devant la caravane des wwoofeurs.
Alors, je me suis concentré sur toutes les tâches à faire dans la ferme et m’est proposé de bosser toute la journée. Clément, avec qui j'étais le plus souvent, a accepté ma demande.
Lorsqu'une ferme prend des bénévoles, ce n'est pas pour gagner en productivité, en temps, c'est une manière de transmettre et de voyager à travers l'autre.
Tout de même, je fais attention à ne pas leurs faire perdre du temps et je tente de rester discrète sur leurs temps libres. Mais je garde en tête mon objectif qui est de me former.
Il y a eu cette fois où Clément monté dans la réserve des balles de foin, luzerne, etc, avec le tracteur. Mon but c'était de rentrer les bottes au dessus de l'étable des chèvres (c'est un peu haut et près du vide, flippant). Et après trois semaines de galères pour les bouger et les déballer à la main, il monte calmement pour me montrer comment déplacer ces engins d'environ 5OOkilos . Et là, Monsieur sort un crochet à foin (qui était là depuis le début et dont je ne soupçonnais pas l’existence), et il déplace les bottes en deux trois mouvements, tac, tac et tac.
Voilà, c'est tout.
C'est tout oui, un petit peu de force et de malice, voilà la magie d'un outil. Oh mon Dieu, mais cela faisait trois semaines que je me forcer à tout déplacer, tourner et pousser avec la force de mes bras, à m'écorcher les mains sur cette paillasse. Quel soulagement, vite, je veux apprendre à utiliser d'autres outils adaptés !

Un nouveau contentement : j'ai réussi à faire une session de conception de chèvre de Rocamadour AOP toute seule ! (Julie m'avait à l'œil de temps en temps, heureusement).
Finalement, je me suis rendu compte que faire les fromages, ce n'est pas ma partie préférée sur la ferme. Mais quel délice, c'est si bon les chèvres de Rocamadour.
Il n'y a pas une seule tâche qui ne me plaise pas. Même les plus ingrates, les plus physiques. Et je ne sais pas encore qu'elle est ma préférée. L'ensemble me plaît.
Le travail dans la fromagerie a un côté introspectif, malgré la playlist musicale grasse et métalleuse de Clément ou mielleuse et funky de Julie.

Honnêtement, je suis pauvre d'expérience pour savoir vers quoi je me lance, mais un entonnoir est en train de se créer. Les idées s'affinent. Le côté multitâche me convainc pour deux raisons. L'une pour éviter la monotonie, l'autre pour la santé (y a rien de pire que les taffes avec des gestes répétitifs pour se flinguer le corps). Une micro ferme me parait le plus approprié pour cela.
Woaw, bon délire, le rythme, c'est à prendre. Clément et Julie sont des monstres, ils enchaînent 10 heures au moins de travail (haute saison) et le soir, ils restent partants pour aller à une soirée jeux à Verfeil. Les machines n'ont qu'à bien se tenir ! C'était une soirée mémorable, puisque mon cerveau se liquéfiait directement dans ma limonade, incapable de réfléchir, bloqué par l'épuisement. Mais heureuse de partager avec eux un temps divertissant en dehors de la ferme. D'autres se sont suivis, comme cette super soirée où j'ai invité Fanny à manger un Kébab à la ferme. Oui, oui, une soirée Kébab. Julie et Clément, en plus de tenir une ferme et une vie de couple, organisent des événements, ils ont un bon réseau local.
Sur cette ferme, il y a d'autres acteurs externes importants comme Félix. Il était là souvent pour donner un coup de main sur place et nous montrer comment déballer le foin, comment se laver les mains (oui oui^^) ou comment faire la plonge, entre autres. Je l'aime bien aussi, Félix, il a un côté un peu « maniac » qui vient compléter les compétences des autres.
Chose importante, il a pour objectif d'intégrer le GAEC (Groupement Agricole d'Exploitation en Commun) de la ferme du moulin de Vignasse en tant que paysan boulanger. Ce serait formidable et très courageux de sa part s'il y parvient.
J'admire les espaces et les êtres qui ensemble s'enrichissent.
Et puis, on a pu goûter à ses talents de boulanger : c'est lui qui a fait les pains à Kebab. C'était une occasion pour présenter son pain et le vendre. La première semaine, j'étais hébergé dans ce qu'ils appellent ici « la guinguette », en fait, c'est un ancien fournil en rénovation au bord de la rivière de « la bonnette ». Il y manque une fenêtre, mais pour y dormir l'été, ça passe. La deuxième semaine, j'ai perquisitionné la caravane où étaient Océane et Pauline.
Sur son temps libre, Félix vient rénover ce futur lieu de travail. On était là aussi pour l'aider (franchement, c'est impossible de lister toutes les activités qu'on a faites sur la ferme tant c'est diversifié).
On espère aussi avec le temps que Clément aura l'opportunité de développer un peu plus son activité en maraichage bio !

Bref, je m'essuie les lèvres pleines de viandes de chevreaux, de bières et des sourires locaux. Se lever tôt le matin pour voir des soirées inondées de bon sens comme celle-là, c'est jamais de refus.
Bon, j'ai pas réussis à régler mon appareil pour faire des photos de nuit ^^
Après presque un mois à être resté sur cette ferme, riche d'expériences, j'enchaîne sur un autre temps bénévole à Najac, qui méritera aussi un article.
Merci beaucoup de m’avoir lu.
Lisiane.
J’adore 🥰 l’impression de vivre chacun de ces moments avec toi bravo ma lili